"Une dette est la perversion d’une promesse."

 


Hommage à David Graeber, mort le 2 septembre 2020, à Venise, à l’âge de 59 ans

 

« Il est plus que temps, je pense, de procéder à un jubilé de style biblique – un jubilé qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs.

Il serait salutaire parce qu’il allégerait quantité de véritables souffrances humaines, mais aussi parce qu’il serait notre façon de nous remémorer certaines réalités : l’argent n’est pas sacré, payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale, ces choses-là sont des arrangements humains, et, si la démocratie a un sens, c’est de nous permettre de nous mettre d’accord pour réagencer les choses autrement.

Il me paraît significatif que, depuis Hammourabi, les grands États impériaux aient invariablement résisté à ce type de politique. Athènes et Rome ont établi le paradigme : même confrontées à d’incessantes crises de la dette, elles n’ont voulu légiférer que pour arrondir les angles, adoucir l’impact, éliminer les abus évidents comme l’esclavage pour dettes, utiliser le butin de l’empire pour distribuer toutes sortes d’à-côtés à leurs citoyens pauvres (qui, après tout, fournissaient les soldats de leurs armées) afin de les maintenir plus ou moins à flot – mais tout cela pour ne jamais autoriser aucune remise en cause du principe de la dette. La classe dirigeante des États-Unis semble avoir adopté une stratégie remarquablement similaire : éliminer les pires abus (par exemple les prisons pour dettes), utiliser les fruits de l’empire pour verser des subventions, visibles ou non, au gros de la population, ces dernières années manipuler les taux de change pour inonder le pays de produits bon marché venus de Chine, mais ne jamais permettre à quiconque de défier le principe sacré : nous devons tous payer nos dettes. Toutefois, à ce stade, ce principe a été démasqué comme un mensonge flagrant. En fait, nous n’avons pas « tous » à payer nos dettes. Seulement certains d’entre nous. Rien ne serait plus bénéfique que d’effacer entièrement l’ardoise pour tout le monde, de rompre avec notre morale coutumière et de prendre un nouveau départ.

Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence. Si la liberté (la vraie) est l’aptitude à se faire des amis, elle est aussi, forcément, la capacité de faire de vraies promesses. Quelles sortes de promesses des hommes et des femmes authentiquement libres pourraient-ils se faire entre eux ? Au point où nous en sommes, nous n’en avons pas la moindre idée. La question est plutôt de trouver comment arriver en un lieu qui nous permettra de le découvrir. Et le premier pas de ce voyage est d’admettre que, en règle générale, comme nul n’a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n’a le droit de nous dire ce que nous devons. »

David Graeber, Dette, 5 000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent, 2013 ; Actes Sud / Babel, 2016, p. 477.

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